Dans un pays musulman à 95%, il ne fait pas bon avouer qu’on ne jeûne pas, et les recettes pour feinter sont nombreuses.
Renée GreusardPublié le 30 août 2010 à 16h46Partager ce contenu[Une gargote dans le marché Sandaga, à Dakar (Renée Greusard)]
Une gargote dans le marché Sandaga, à Dakar (Renée Greusard)
(De Dakar) C’est un phénomène bien étrange. En ce moment, à l’heure du déjeuner, dans les gargotes et autres restaurants populaires de Dakar, tout le monde se dit soudainement catholique ou souffrant -l’islam autorise malades, femmes enceintes ou en période de règles à ne pas suivre le jeûne du ramadan, cinquième pilier de l’islam.
D’ailleurs, les gargotes ne désemplissent presque pas. En plein centre de Dakar, à Sandaga, Fatou Binta Mbaye, tient l’une d’entre elles : le restaurant Kher Khady. Si elle reconnaît une baisse des clients, elle ne l’estime qu’à 8%. Pour justifier le rush de ce mardi midi, elle adopte l’excuse consacrée : « Nous, on a des clients chrétiens. »
Pas de loi contre les « dé-jeûneurs », juste la pression sociale
Tous catholiques, donc ? Mais oui, mais oui... En réalité, le pays est à 95% musulman et ne pas faire le ramadan est considéré comme une faute inadmissible.
Contrairement au Maroc cependant, être dé-jeûneur pour un Sénégalais n’est pas une affaire d’Etat et de loi. Personne ne sera jamais non plus tabassé, comme cet homme à Lyon, pour avoir mangé pendant le ramadan.
A la télévision, Sanex, un humoriste très populaire, ne cesse d’ailleurs de se représenter en fraudeur du ramadan, ce qui fait mourir de rire les Sénégalais. Les dé-jeûneurs sont donc seulement confrontés au regard des autres. Seulement ? Ici, ce n’est pas rien. C’est tout.
Une assiette de tieboudien, plat national sénégalais, dans un bouiboui du marché de Sandaga, à Dakar (Renée Greusard)
Djibril Diakhate est sociologue des religions à l’université Cheick Anta Diop de Dakar. Il rappelle combien au Sénégal, le regard des autres est important, organisant la pratique religieuse.
« L’islam, ici, fonctionne plus comme une convention, une contrainte sociale que comme une réalité spirituelle. Beaucoup de personnes jeûnent parce qu’il ne pourrait pas en être autrement dans un milieu où tout le monde fait le carême. C’est une sorte de suivisme. »
La pratique religieuse est de plus ostentatoire.
« Un individu peut sacrifier certains besoins vitaux au profit d’une bonne appréciation de la part du public. On veut se faire voir. Il faut avoir une longue barbe, il faut avoir un long chapelet, il faut avoir une natte à la main, c’est une façon de dire aux autres que je suis vraiment quelqu’un de pieux.
Nous sommes dans une société où le jeu de la simulation et de la dissimulation ont atteint des proportions très très élevées, du fait notamment du regard des autres. »
Il évoque enfin la citation de Sartre (« L’enfer, c’est les autres »), concluant :
« Les autres me font mener une vie infernale parce qu’ils me regardent. »
Comédiens du ramadan
Alors certains préfèrent jouer la comédie, rentrer dans leur famille le soir et se déclarer « é-pui-sé », se plaindre de la faim qui torture le ventre et le corps, se lamenter de l’eau qui manque tant à la bouche et à l’esprit.
Ici, on les appelle les « wooru gale » (prononcer « worou galé »). En wolof, le mot « wor » signifie le ramadan, tandis qu’en pulaar « gale » désigne « la maison ». Un « wooru gale », c’est donc celui qui jeûne à la maison... Mais pas dehors.
Ada, taximan à Dakar depuis plus de dix ans, me l’a expliqué. (Voir la vidéo)
Il est difficile d’obtenir un témoignage de « wooru gale ». Sa cuillère plongée dans un « tieboudien » (plat national sénégalais), Lamine a cependant accepté de parler, mais non d’être filmé ou pris en photo. Les yeux baissés sur son plat, il parle doucement pour ne pas être entendu des autres clients.
« Je travaille en Italie comme agent de sécurité, et je n’ai pas l’habitude de faire le ramadan. J’ai un frère qui fait la morale.
Si je rentre à la maison, je ne dis donc rien à personne, et s’il me questionne je dis que j’ai fait le ramadan, que je suis fatigué et que j’ai faim. Si mon frère savait que je viens ici le midi, il ne me respecterait plus, il serait fâché contre moi. »
Société patriarcale
Les jeunes, comme Aboul Aziz, s’autorisent plus facilement d’évoquer le sujet. (Voir la vidéo)
Si Abdoul Aziz parle plus facilement, c’est aussi parce qu’il est encore adolescent. Or chez les enfants, le « wooru gale » est complètement toléré. Il est même considéré comme faisant partie de l’apprentissage évolutif du ramadan. Le jeûne ne devient obligatoire qu’à l’arrivée de la puberté.
Mamadou, un lycéen du quartier des Hann Maristes, à Dakar, a pratiqué cette fraude sur laquelle les adultes posent un regard bienveillant. Aujourd’hui, il en parle... Tout en refusant que l’on montre son visage. (Voir la vidéo)
La pression sociale épargne également beaucoup plus les femmes. Et pourquoi donc ? « Société patriarcale », répond Djibril Diakhate.
« On tolère le “wooru gale” beaucoup plus chez les enfants et chez les femmes parce que nous avons une société patriarcale qui acorde beaucoup de privilèges à l’homme et qui considère aussi qu’un homme doit être courageux.
Il doit pouvoir faire face à la soif, à la faim, à l’hostilité, à l’adversité. C’est lui qui doit défendre la femme, il ne doit pas pleurer, il doit être robuste, voilà quoi il doit être comme un lion. »
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