Plusieurs rassemblements ont eu lieu samedi dans la capitale tunisienne contre la mainmise du président Kaïs Saïed, ainsi que la crise économique et sociale qui touche le pays. Une mobilisation qui intervient douze ans après le départ et la chute du régime de l’ancien président Ben Ali.
Des milliers de personnes ont manifesté samedi 14 janvier à Tunis contre la concentration des pouvoirs aux mains du président Kaïs Saïed, une grogne amplifiée par des pénuries et une crise économique, douze ans jour pour jour après la chute du dictateur Ben Ali.
Le mot d’ordre de la principale manifestation, organisée par le Front de salut national (FSN, opposition), était la dénonciation du « coup d’État » mené par Kaïs Saïed le 25 juillet 2021. Mais beaucoup de manifestants ont dit être venus protester aussi contre la dégradation de leurs conditions économiques. « Le coup d’État nous a ramené la famine et la pauvreté. Hier, l’épicier m’a donné juste un kilo de macaronis et un litre de lait. Comment je peux nourrir ma famille de treize personnes avec ça », a dénoncé à l’AFP Nouha, 50 ans, femme au foyer, qui manifestait avec le FSN.
« Le peuple veut ce que tu ne veux pas. À bas Saïed ! Dégage, dégage ! », scandaient les militants parmi lesquels de nombreux sympathisants du parti d’inspiration islamiste Ennahdha, qui dominait le Parlement avant que Kaïs Saïed ne s’empare de tous les pouvoirs à l’été 2021.
« La Tunisie va mal »
Jugeant le pays ingouvernable, Kaïs Saïed avait alors limogé son Premier ministre et gelé le Parlement. Depuis, il a nommé un gouvernement mais dirige le pays par décrets. Il a aussi réformé la Constitution cet été pour renforcer ses pouvoirs au détriment du Parlement, dissous début 2022. Un scrutin législatif décrié est en cours pour élire une Assemblée qui sera dénuée de vrais pouvoirs.
« Aujourd’hui, la Tunisie est, incontestablement, dans une impasse. Elle ne va pas bien, aussi bien sur le plan politique que sur les plans économique, social et financier », explique sur France 24 Sophie Bessis, historienne et chercheuse franco-tunisienne à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris).
« Il nous a trahis »
Malgré des objectifs similaires, les partis d’opposition ne faisaient pas du tout front uni samedi, avec des rassemblements dans trois points différents de la capitale.En fin de matinée, un millier de protestataires du FSN ont forcé des barrières de sécurité pour marcher vers la symbolique avenue Bourguiba avant un face-à-face tendu avec les forces de police, présentes en grand nombre, selon des journalistes de l’AFP.
Dans la manifestation du FSN, Omar, un chômeur de 27 ans s’est présenté comme un électeur déçu du président Saïed, un juriste constitutionnaliste novice en politique, élu à près de 73 % en 2019. « Il nous a trahis. Voilà le résultat : une crise économique. Une pénurie insupportable, pas de lait dans notre réfrigérateur », a-t-il dit.
Les Tunisiens, qui avaient en grande partie soutenu le coup de force de Kaïs Saïed, se montrent de plus en plus mécontents de la détérioration de leurs conditions de vie, avec une inflation supérieure à 10 % qui grève leur pouvoir d’achat, et la pauvreté qui touche 20 % des douze millions d’habitants que compte la Tunisie.
Comme l’État, très endetté, a du mal à financer l’importation des produits de base dont il a la responsabilité, les pénuries de lait, sucre, café et récemment de pâtes sont chroniques.
« Sauver le pays »
Dans une manifestation de partis de gauche au centre ville, certains militants brandissaient des baguettes tout en dénonçant une « dérive autoritaire » de Kaïs Saïed, tandis que d’autres reprenaient l’un des slogans de la Révolution de 2011, réclamant du « travail » face à un taux de chômage supérieur à 15 %.
La société civile, jusqu’à récemment plutôt timide, s’est également mobilisée samedi devant le siège du syndicat des journalistes SNJT, qui s’inquiète des ambiguïtés d’une nouvelle loi réprimant la diffusion de « fausses nouvelles ».
Au même moment, un autre cortège sillonnait Tunis et sa banlieue à l’initiative d’Abir Moussi, la cheffe du Parti destourien libre, un mouvement anti-islamiste et nostalgique du président Habib Bourguiba, le héros de l’indépendance en 1956. Abir Moussi, entourée de centaines de militants, a également dénoncé la crise économique que traverse le pays dont elle a rendu responsable « le régime Saïed », appelant à son départ.
Un processus démocratique « en panne »
En marge de ces protestations auxquelles elle ne participait pas, la puissante centrale syndicale UGTT a fait entendre sa voix via son chef Noureddine Tabboubi, qui a annoncé que « l’heure cruciale approche » pour la présentation d’une feuille de route devant « sauver le pays ».
Sophie Bessis explique que « avec dissolution de l’ancienne Assemblée nationale, l’abrogation de l’ancienne Constitution, et la nouvelle Constitution que le chef de l’État a rédigé seul, cela fait qu’il n’y a plus de séparation des pouvoirs en Tunisie ».
La chercheuse précise que le syndicat de la magistrature a été « mis sous tutelle » et qu’un « certain nombre de magistrats ont été relevés de leur fonction ». « Aujourd’hui, le chef de l’État concentre les trois pouvoirs. C’est un danger incontestable pour le processus démocratique en Tunisie », prévient-elle, indiquant par ailleurs que ce processus est « en panne ».
Avec AFP
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